29 mars 2009

LA FLECHE

Le Métropolite passa la main sur son visage en soupirant. Il tirailla pensivement l'extrémité gauche de sa moustache, puis fit tourner celle-ci pour lui redonner une belle forme pointue.
Il s'ennuyait à mourir.
Il était en train de vivre un évènement rarissime, qui ne lui arrivait guère qu'une fois par grand-cycle, et encore : il était seul et personne ne venait le solliciter.
Au début de la journée, il avait commencé à trouver ça bizarre, puis il s'était félicité de cet heureux
concours de circonstance. Puis il avait commencé très vite à trouver le temps long, et l'absence d'activité très agaçante.
Pâton, un jeune garçon à peine nubile qui lui servait de héraut, ne s'était pas montré.
Il avait alors commencé à faire les cent pas dans La Flèche.
Malheureusement, on en faisait le tour assez rapidement et il n'y avait guère de recoins intéressants. Tout au plus le Métropolite avait-il profité du temps clair de cette matinée en restant assez longuement sur la terrasse.
Il avait pensivement contemplé les faîtes de la cité, SA cité - il avait eu un sourire amer - mais il ne connaissait que trop bien ce paysage, et plus rien ne l'étonnait dans cette vision. A peine avait-il jeté un coup d'œil en contrebas par curiosité, se demandant si l'on voyait encore des projections de viscères sous sa terrasse.
"Basileus" - comme on le surnommait - soupira une nouvelle fois et se demanda si, décidément, il ne devait pas s'inquiéter de ce manque flagrant d'affaires à traiter. Cela aurait pu s'expliquer si le Cyclope était mort, mais ce genre de problème n'était pas sensé arriver, il y avait beaucoup trop de soins apportés à sa surveillance et il était choyé encore plus minutieusement que le Métropolite lui-même.

Alors qu'il lui tournait le dos, perdu dans ses pensées, il entendit la porte s'ouvrir.
Il se retourna vivement, comme électrisé par ce soudain changement.
Un homme mince, pas très grand, venait d'apparaître. Il portait des vêtements qui avait été à la mode cinq ou six générations en arrière - élimés, mais de riche coupe. Ses cheveux sombres encadraient un visage aux traits si quelconques qu'on pouvait aisément oublier très vite à quoi il ressemblait si l'on regardait à côté de lui - mais ses yeux brillants fascinaient presque, ils semblaient brûler dans leurs orbites, magnétiques. Il regardait fixement le Métropolite, et cela rassura celui-ci, bien que ce regard le mettait un peu mal à l'aise tant il était perçant.
- "Je suis désolé, mais je n'ai pas de bonnes nouvelles, Basileus. Ne vous réjouissez pas trop vite."
dit l'inconnu en posant une grosse sacoche en cuir qu'il tenait à la main.
"Par les toits d'acier monsieur, vous semblez lire mon esprit ! Mais pourriez-vous me dire qui vous êtes ?"
- "En effet, je pourrais, mais cela n'aurait pas d'importance pour vous - et pourrait me porter préjudice plus tard. Ce qui est important, maintenant, est que moi je sais comment vous vous appelez, Séverin San Perel D'Inouë."
Le Métropolite eut un brusque vertige. Personne ne connaissait son véritable nom.
Lorsqu'on devenait Métropolite, toute notion administrative liée à votre identité première était traquée et détruite. Et depuis le temps, toutes les personnes assez âgées pour pouvoir l'avoir connu avant, n'étaient plus.
"Je ne goûte guère la plaisanterie, monsieur l'inconnu. Il s'en faut de peu que je décide d'appeler mes hommes d'arme qu'ils vous corrigent - et ce serait là la moindre des choses qui vous arriverait"
- "Peu m'importe que vous goûtiez quoi que ce soit, la raison pour laquelle je connais ce nom n'est hélas pas si mystérieuse - si je puis dire. Vous êtes mort, Basileus."
"Que... Vous divaguez, monsieur ! C'en est trop !"
- "Pas du tout. Réfléchissez. Avez-vous vu quelqu'un aujourd'hui ? Avez-vous trouvé normal que personne, strictement personne, ne soit venu vous consulter ?"
Le Métropolite accusa l'argument. Celui-ci ne manquait pas de poids.
- "Cela explique que je connaisse un nom que personne ne soit sensé connaître. Certaines astuces, certains tours, permettent à un vivant de lire un esprit plus aisément qu'on le croirait.
Peu de choses vous rattachent encore à ce monde où vous ne devriez pas être, et disons qu'elles sont écrites en gros."
"Mais... Si ce que vous dites est vrai, que fais-je ici ?"
- "Je ne le sais pas si vous ne le savez pas, je suis navré. Je n'ai pas de réponse à cela. Je sais seulement que les Pairs vont bientôt désigner un nouveau Métropolite, et que la présence d'un esprit ici n'est pas souhaitable. Un esprit gratte, chuinte, glisse et soupire - cela n'est pas convenable semblerait-il pour un endroit tel que celui-ci.
Vous devez partir."
"Mais si je ne sais pas pourquoi je reste, comment saurais-je comment partir ?"
- "Oh, n'ayez pas d'inquiétude, si je puis dire. Je sais comment vous y forcer, c'est uniquement pour cela qu'on a fait appel à moi".

Algar Boisnoir se pencha pour ouvrir sa sacoche et plongea sa main à l'intérieur.
Lorsqu'il la ressortit, il jeta d'un geste sec une poudre blanche droit devant lui, et alors qu'elle tombait doucement par terre, marmonna quelques mots dans une langue hachée et très sonore.
Quand le dernier grain de poudre toucha le sol, il était définitivement seul dans La Flèche.

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