30 mai 2009

LA PASSERELLE

La Girouette compta jusqu'à cinq, prit une grosse inspiration et poussa la porte. Il avait surveillé l'entrepôt un long moment depuis la rue, sans voir ni sergot ni foirineux, ni surtout l'ombre de la créature amorphe qui avait tenté de l'attaquer plus tôt dans la soirée. A l'intérieur tout était plongé dans l'obscurité. Une vieille odeur de crotte de zorgs empoisonnait l'atmosphère, mais à part ça rien ne distinguait ce dock des dizaines d'autres qu'on trouvait à ce niveau de la ville.
Pas très rassuré, la Girouette lança un "y'a quelqu'un?" fragile comme l'envol d'un épicail nouveau-né. Il lui sembla entendre un bruit dans le fond et il s'y dirigea à pas de loup. Un second bruit, plus net, lui fit dresser l'oreille: cela ressemblait à un choc, là, juste derrière cette caisse. Il fit le tour. Rien, si ce n'était une pierre. La Girouette se retourna au moment où une personne sortait de l'ombre.
- Bouge pas! Qui es-tu?
Le garçon resta immobile, cherchant à mieux voir l'intrus, ou plutôt l'intruse. Il se détendit en réalisant que la fille devant lui était à peine plus grande que lui. Elle fit un pas de plus vers lui et il remarqua dans le même temps son calicot bariolé et la lame qui brillait dans sa main. Il balbutia:
- Je suis la Girouette. Je devais vous amener la clef.
La fille le détailla un instant en plissant les yeux, puis son couteau disparut dans un repli de sa robe aux couleurs vives. Sa voix était étonnamment rauque:
- C'est toi le souffreteux? T'as la clef? Montre!
Prudemment, il ouvrit son sac et sortit le tube de métal. Quand elle tendit la main pour le prendre le garçon secoua la tête et ferma le poing. Cela fit rire la fille.
- T'inquiète, je vais pas te la voler!
- C'est pas ça, mais on m'a promis que...
- Ouais, je sais, mais tu vois bien qu'il y a personne ici. Pour ton médicament, il va falloir attendre. Au fait, je m'appelle Faustine.
Puis, sans attendre sa réponse, elle s'éloigna vers la porte. Des dizaines de questions se bousculaient dans la tête du garçon, mais il n'eut pas le temps de les poser car au moment où la fille tournait la poignée et passait la tête dehors, un sifflet retentit.
- Tour putassière, les sergots!
Elle attrapa la main de la Girouette et l'entraîna à travers la rue, coupa par une venelle et commença un sprint vers la passerelle de Fourtombe. Derrière, le policier s'époumonait dans son sifflet. "Grimpe!" souffla Faustine quand ils arrivèrent au pied de l'échelle. Il y avait de la violence dans ses yeux et le garçon ne douta pas un instant que s'il lui prenait l'idée de traîner, elle utiliserai son couteau sans hésiter. Il monta les barreaux quatre à quatre. De droite et de gauche, les bâtiments du quartier semblaient n'être que de vulgaires pliages de papier gris abandonnés par un enfant mesquin.
Arrivé en haut le premier, il profita d'un instant de répit pour reprendre son souffle. La fille était monté sur ses talons mais elle prit un moment pour laisser sur le sol de minuscules billes de métal. Avec un sourire pervers, elle fit signe à son compagnon de reprendre la course. Le sifflement du policier s'était rapproché mais les galoches à clous du sergot ne le protégeait pas du piège. Il manqua basculer de la passerelle et ne dut son salut qu'à un réflexe qui le fit se rattraper à la rambarde, les jambes dans le vide. Quand il se remit péniblement sur ses pieds, les deux enfants avaient disparu.

29 mars 2009

LA FLECHE

Le Métropolite passa la main sur son visage en soupirant. Il tirailla pensivement l'extrémité gauche de sa moustache, puis fit tourner celle-ci pour lui redonner une belle forme pointue.
Il s'ennuyait à mourir.
Il était en train de vivre un évènement rarissime, qui ne lui arrivait guère qu'une fois par grand-cycle, et encore : il était seul et personne ne venait le solliciter.
Au début de la journée, il avait commencé à trouver ça bizarre, puis il s'était félicité de cet heureux
concours de circonstance. Puis il avait commencé très vite à trouver le temps long, et l'absence d'activité très agaçante.
Pâton, un jeune garçon à peine nubile qui lui servait de héraut, ne s'était pas montré.
Il avait alors commencé à faire les cent pas dans La Flèche.
Malheureusement, on en faisait le tour assez rapidement et il n'y avait guère de recoins intéressants. Tout au plus le Métropolite avait-il profité du temps clair de cette matinée en restant assez longuement sur la terrasse.
Il avait pensivement contemplé les faîtes de la cité, SA cité - il avait eu un sourire amer - mais il ne connaissait que trop bien ce paysage, et plus rien ne l'étonnait dans cette vision. A peine avait-il jeté un coup d'œil en contrebas par curiosité, se demandant si l'on voyait encore des projections de viscères sous sa terrasse.
"Basileus" - comme on le surnommait - soupira une nouvelle fois et se demanda si, décidément, il ne devait pas s'inquiéter de ce manque flagrant d'affaires à traiter. Cela aurait pu s'expliquer si le Cyclope était mort, mais ce genre de problème n'était pas sensé arriver, il y avait beaucoup trop de soins apportés à sa surveillance et il était choyé encore plus minutieusement que le Métropolite lui-même.

Alors qu'il lui tournait le dos, perdu dans ses pensées, il entendit la porte s'ouvrir.
Il se retourna vivement, comme électrisé par ce soudain changement.
Un homme mince, pas très grand, venait d'apparaître. Il portait des vêtements qui avait été à la mode cinq ou six générations en arrière - élimés, mais de riche coupe. Ses cheveux sombres encadraient un visage aux traits si quelconques qu'on pouvait aisément oublier très vite à quoi il ressemblait si l'on regardait à côté de lui - mais ses yeux brillants fascinaient presque, ils semblaient brûler dans leurs orbites, magnétiques. Il regardait fixement le Métropolite, et cela rassura celui-ci, bien que ce regard le mettait un peu mal à l'aise tant il était perçant.
- "Je suis désolé, mais je n'ai pas de bonnes nouvelles, Basileus. Ne vous réjouissez pas trop vite."
dit l'inconnu en posant une grosse sacoche en cuir qu'il tenait à la main.
"Par les toits d'acier monsieur, vous semblez lire mon esprit ! Mais pourriez-vous me dire qui vous êtes ?"
- "En effet, je pourrais, mais cela n'aurait pas d'importance pour vous - et pourrait me porter préjudice plus tard. Ce qui est important, maintenant, est que moi je sais comment vous vous appelez, Séverin San Perel D'Inouë."
Le Métropolite eut un brusque vertige. Personne ne connaissait son véritable nom.
Lorsqu'on devenait Métropolite, toute notion administrative liée à votre identité première était traquée et détruite. Et depuis le temps, toutes les personnes assez âgées pour pouvoir l'avoir connu avant, n'étaient plus.
"Je ne goûte guère la plaisanterie, monsieur l'inconnu. Il s'en faut de peu que je décide d'appeler mes hommes d'arme qu'ils vous corrigent - et ce serait là la moindre des choses qui vous arriverait"
- "Peu m'importe que vous goûtiez quoi que ce soit, la raison pour laquelle je connais ce nom n'est hélas pas si mystérieuse - si je puis dire. Vous êtes mort, Basileus."
"Que... Vous divaguez, monsieur ! C'en est trop !"
- "Pas du tout. Réfléchissez. Avez-vous vu quelqu'un aujourd'hui ? Avez-vous trouvé normal que personne, strictement personne, ne soit venu vous consulter ?"
Le Métropolite accusa l'argument. Celui-ci ne manquait pas de poids.
- "Cela explique que je connaisse un nom que personne ne soit sensé connaître. Certaines astuces, certains tours, permettent à un vivant de lire un esprit plus aisément qu'on le croirait.
Peu de choses vous rattachent encore à ce monde où vous ne devriez pas être, et disons qu'elles sont écrites en gros."
"Mais... Si ce que vous dites est vrai, que fais-je ici ?"
- "Je ne le sais pas si vous ne le savez pas, je suis navré. Je n'ai pas de réponse à cela. Je sais seulement que les Pairs vont bientôt désigner un nouveau Métropolite, et que la présence d'un esprit ici n'est pas souhaitable. Un esprit gratte, chuinte, glisse et soupire - cela n'est pas convenable semblerait-il pour un endroit tel que celui-ci.
Vous devez partir."
"Mais si je ne sais pas pourquoi je reste, comment saurais-je comment partir ?"
- "Oh, n'ayez pas d'inquiétude, si je puis dire. Je sais comment vous y forcer, c'est uniquement pour cela qu'on a fait appel à moi".

Algar Boisnoir se pencha pour ouvrir sa sacoche et plongea sa main à l'intérieur.
Lorsqu'il la ressortit, il jeta d'un geste sec une poudre blanche droit devant lui, et alors qu'elle tombait doucement par terre, marmonna quelques mots dans une langue hachée et très sonore.
Quand le dernier grain de poudre toucha le sol, il était définitivement seul dans La Flèche.

22 mars 2009

OBSCURITE

La salle du cyclope était vide. L'homme s'en approcha en réprimant un frisson: il détestait la ville basse, ses habitants sournois et son odeur d’impiété, mais plus encore il haïssait devoir admettre qu'il avait échoué. La moisson était mûre et le blé avait été coupé : la cible était morte, mais le colis avait disparu en même temps que ce fichu gamin. Foutre! A-t-on vu un monde où le fermier est privé de sa juste récolte par un enfant ? Sa seule consolation était que les indices laissés désignaient les foirineux et eux seuls, car maudits soient ceux qui manipulent l'arbalète qui insulte la face du Grand Architecte. Bon débarras ! L’homme fit un pas de plus vers la mécanique qui resta obstinément muette. Il ne manquait plus que ça: le cyclope était endormi.

A l'autre bout du district, Grondin se tordait les poings. Le mur face à lui était couvert d'affichettes avec le portrait, le signalement et le nom de personnes disparues. Pour la plupart il s'agissait d'enfants. Le sergot en uniforme releva le nez de son mécascripteur.
- Vous dites que ce garçon est allé au camp des foirineux?
- Oui, il ne voulait pas que ça se sache mais j'ai retrouvé sa barque là-bas... Pas de trace de lui, ni des voyageurs, d'ailleurs.
L'homme derrière la table hocha la tête, l'air concentré.
- Bien, tout ce que nous pouvons faire c'est mettre des affiches avec le portrait de votre protégé sur les murs et bloquer le secteur.
- Vous pensez que les foirineux...
Grondin ne finit pas sa phrase. Ce qu'il n'arrivait pas à comprendre, c'était comment la Girouette avait pu se laisser berner à ce point: il était de notoriété publique que les foirineux enlevaient des enfants pour ensuite, par des sévices horribles, les déformer et en faire des êtres capables d'attirer la pitié des gens normaux. Il se rencogna sur sa chaise et écouta le sergot lui relire sa déclaration.

La Girouette se réveilla d'un coup, dans le noir. Il tâtonna pour retrouver son mâche-feu qu'il peina à allumer. Dans cette galerie secondaire il n'y avait aucune source de lumière, pas même celle des spores qui couvraient les murs des régions les plus humides du cloaque. Le garçon réfléchit un long moment, tête baissée, avant de s’apercevoir qu’il était en train de gratter la tache au creux de sa main. Il réprima un sanglot en ouvrant la paume : la peau était à vif et la décoloration semblait avoir gagné du terrain.

La seule personne à qui il avait montré sa main était le vieux guérisseur au camp des foirineux. Le rebouteux lui avait fourni un remède temporaire et promis plus s’il pouvait revenir. Le garçon réfléchit. Sans le remède, il allait très vite être identifié comme infecté et rejeté aux limites de la ville, dans le gouffre-monde. Non ! Il devait y avoir une autre solution. Soudain fébrile, la Girouette attrapa son sac et se dirigea vers les niveaux supérieurs. Il restait encore un espoir : il connaissait le lieu où les foirineux retournaient sempiternellement dès qu’ils pliaient leurs tentes…

28 février 2009

LES FEUILLETS

Algar Boisnoir compulsait distraitement un traité d'alchimie dans la bibliothèque privée du Pair Delfusio Dell Amonte. Le sujet - la transmutation supposée des âmes en énergie temporelle - ne le passionnait pas du tout, mais il tentait de se donner une contenance le temps que passe la nausée que lui avait procurée l'ascension.
Afin d'atteindre les Hauts Quartiers, il était nécessaire d'emprunter une montenlaire, un vaisseau d'osier suspendu sous une énorme outre emplie d'air, qu'un système à poussée de chaleur faisait monter. Le problème étant que la technologie était toute récente, et non seulement les systèmes de poussée n'étaient pas tous de même qualité, mais les montenlairains qui les pilotaient n'étaient pas tous des plus expérimentés.
Son ascension n'avait été qu'une suite infinie lui semblait-il, de soubresauts et de brusques élévations discontinues. Il avait réussi à garder son sang-froid jusqu'ici mais il craignait que ses entrailles lui fissent défaut, et c'était exactement ce qu'il ne fallait pas faire dans les Hauts Quartiers, surtout en présence d'un Pair de Ville.

Algar sortir un mouchoir en soie de sa poche, une petite fiole à compte-gouttes de sa sacoche,
et entreprit de laisser tomber quelques gouttes de citrus mentholé sur le mouchoir.
Il s'appliqua le mouchoir sur le visage en tamponnant son cou et ses joues, et ne tarda pas à se sentir plus maître de lui-même.
Il rangeait le mouchoir dans sa poche lorsque le Pair Dell Amonte fit irruption dans la pièce,
amenant avec lui une vague odorante très entêtante, résultante de ses goûts personnels en matière de classe et de bon goût, qui faillit faire rendre gorge à Algar Boisnoir.
"Musc, musc et re-musc, sans doute" se dit-il en grimaçant un sourire poli.
- "Monsieur Boisnoir, soyez le bienvenu, je vous prie !" jeta le Pair comme on crache sur un cadavre de chien "je ne saurais que trop vous presser de conclure, j'en suis navré, mais j'ai une réception sous peu et rien n'est prêt ! Vous ne le savez sans doute pas, mais les bons domestiques aujourd'hui sont une denrée aussi rare que les rivières d'immondices sont légion !"
Algar Boisnoir bredouilla quelques vagues politesses d'usage en acquiescant, se rappellant tout à coup pour quelle autre raison il détestait venir dans les Hauts Quartiers.

Il sortit un porte document en cuir fin de sa sacoche, et commença à tendre très rapidement, les uns après les autres, des feuillets au Pair : "Voici donc le texte original, puis voici la reprise, enfin la copie de la reprise, là vous avez l'acte notarié légal de votre fait, voici ensuite une copie de la plainte, là vous devez signer ceci - c'est une formalité administrative pour l'assurance de conservation des biens, puis enfin signez ceci, ceci et ceci; enfin paraphez chaque feuillet face et dos de cet ensemble et vous serez à peu près assuré de ne plus avoir à faire au nuisible"
Le Pair essayait de suivre en attrapant au vol les papiers, mais lorsqu'Algar lui tendit le dernier groupe, le sol trembla et tous deux glissèrent sur leurs pieds.
Le Pair Dell Amonte lâcha tout pour attraper une rayonnage de bibliothèque et s'y tenir fermement, mais Algar, surpris, s'accrocha à sa sacoche et tomba les quatre fers en l'air.

- "Aha, mon vieux ! Vous voilà bien attrapé ! C'est vrai que vous ne devez pas avoir l'habitude, vous êtes nouveau ici !"
Algar fut tout autant surpris du brusque changement de ton du Pair que du fait que celui-ci ne semblait pas s'étonner du barouf incroyable qui les entourait. Il avait l'impression que la pièce entière, la tour entière tremblait sur elle-même, produisant une cohorte de sons métalliques et de grondements sourds à foison. De la poussière leur tombait sur la tête des plafonds - mais ce qui acheva d'ébouriffer Algar, ce fut lorsqu'il se rendit compte en regardant derrière l'épaule du Pair, que les fenêtres bougeaient.
Il se leva tant bien que mal, essayant de rester stable sur ses jambes, pour y voir mieux et confirmer son impression. Mais oui, une fois debout, il avait une vue plus large de la grande fenêtre derrière Dell' Amonte, et le paysage changeait, comme si la fenêtre se déplaçait, et avec elle toute la maisonnée, de la droite vers la gauche.
Dehors, le panorama changeait, et là où à devant l'on voyait les toits des Palais de la Rousse, et à gauche les cheminées de la Manufacture d'Essieux, la Manufacture se trouvait droit devant et les toits à droite.

Puis les tremblements cessèrent brusquement, dans un crissement énorme, et les bruits avec eux - bien que les oreilles d'Algar tintèrent pendant plusieurs heures après cela.
Le sourire du Pair faisait presque plaisir à voir, tant il était franc et sincère, s'il ne s'était pas moqué de lui : "Héhéhé ! Voilà une sacrée expérience, hmm ?! Mon jeune ami, vous venez d'assister au Grand Tourneboulement, un acte des plus sérieux et des plus importants de notre vie politique".
Devant l'air ébahi d'Algar, le Pair reprit : "Voyez-vous, vous ne l'avez point encore vu, car il n'arrive que tous les huit ans. Mais il a été créé il y a de cela plusieurs décennies déjà, par l'administration du Duc Faustadelle. Il avait décidé qu'il serait sain pour l'appareil politique que les Pairs se "mélangent" les uns aux autres, au-delà de leurs affinités politiques. C'est pour cela que, tous les huit années, les Hauts Quartiers tournent sur eux-même, jusqu'à interchanger tous les étages de toutes les tours. Ainsi les Pairs dans leurs habitats se mélangent régulièrement les uns aux autres, ce qui est sensé, selon le principe de départ, provoquer une saine émulsion lors de leurs échanges de bon voisinage. Mais parfois, la réalité est toute autre - qu'importe, cela fait un amusement tous les huit ans."
Algar écoutait, les bras ballants, le récit incroyable de ce nouveu fait divers que la ville lui offrait, mais ne resta pas longtemps ainsi, car le Pair lui lança ensuite : "Et bien ! Qu'attendez-vous, monsieur !? Ramassez donc ces feuillets que le travail se termine ! Et prestement, voyons !"

LES FOIRINEUX

Après le travail les équipes se retrouvaient souvent pour prendre un porridge d'algues à la cantina du sous-secteur mais la Girouette avait mieux à faire. Il salua Grondin et monta dans le canot à fond plat. Dans la zone du cloaque c'était de loin le meilleur moyen de communication, surtout depuis la mise en eau du quartier sur les ordres du Cyclope. On avait installé à intervalles réguliers des anneaux de fer permettant le halage mais la Girouette préférait utiliser sa gaule et prendre le temps d'observer les voûtes au-dessus de sa tête. On devinait parfois des sculptures sous l'épaisse couche de salpêtre et à la lumière de la lampe cela donnait une dimension féérique au trajet qui enchantait le garçon.

Quelques îlots émergeaient encore, protégés par des digues montées en catastrophe. Sur l'un d'eux s'étaient installés les foirineux. On les reconnaissait de loin au teint hâlé des gens du dehors. Leurs filles portaient des jupons, pourtant peu pratiques dans la fange, les hommes de petits couvre-chef avec une bande de satin. Une fois par semaine ils montaient des abris dans ce puits de ventilation vaste comme une cathédrale. Des braséros installés ici et là chassaient l'humidité mais ne nuisaient pas trop à la pénombre propice aux marchandages discrets de ce rendez-vous hebdomadaire. Dans un coin un montreur de Zorgs faisait pavoiser ses créatures affublées de gilets et de chapeaux, ailleurs un bonimenteur vendait des bandes de papier coloré sensé faire disparaître les odeurs, plus loin un homme à l'aspect caprin prenait des paris pour un combat de coquecigrues.

La Girouette marcha d'un bon pas vers l’abri du rebouteux. Il n'aimait pas venir ici à cause de la réputation des foirineux, mais il n’y avait pas d’autre endroit où trouver des remèdes, même pour qui était prêt à en payer le prix. Il s'apprêtait à pousser la porte ornée d'un gros œil peint à la chaux quand celle-ci s'ouvrit d'un coup. La Girouette se poussa vivement sur le côté mais heurta violemment l'homme en train de sortir. Par réflexe il murmura pardon, chose inutile car l'autre se contenta de remettre en place sa gibecière et s'éloigna sans dire un mot.

la Girouette le regarda un instant : sa démarche souple était celle d'un voleur, et brusquement le garçon s'inquiéta. Il fit le tour de ses poches, sa bourse était toujours là, son pendantif aussi... C'est alors qu'il remarqua le paquet au sol. Il se pencha, le ramassa. C'était un objet aussi long que la main, lourd, emballé dans un papier ciré. La Girouette le prit et cria :

- Monsieur, attendez !

L'homme ne réagit pas, le garçon courut derrière lui. Il avait pris à droite, sous une arche basse en pierre qui débouchait à un espace très haut.

- Monsieur...

La suite de la phrase resta en suspens : à l'instant où le foirineux encore à vingt pas se retournait, un carreau d'arbalète vint le saisir en haut de la joue et ressortit par derrière, à la base du cou. L'homme émit un gargouillement et tomba à genoux. La Girouette allait se précipiter à son secour quand il entendit un grattement en hauteur. Il leva les yeux. Le long du mur une créature aux membres mous était en train de descendre à la manière d'une araignée, tête en bas. Un second tir d'arbalète, venu de plus haut encore, siffla aux oreilles du garçon qui réalisa enfin le danger et se mit à courir dans l'autre sens. Un bruit visqueux dans son dos lui fit comprendre que la créature des poutres s'était laissée tomber au sol, il accéléra. Il était au niveau du porche quand un carreau se ficha dans la pierre à une coudée à peine de sa tête. La Girouette nota que la tige était en métal noir, osa se retourner. Le tireur était toujours invisible, mais la créature, elle, l'était un peu plus. Assez grande bien que repliée sur elle même, elle courait sur ses quatre pattes et fonçait droit sur lui.

la Girouette prit le couloir qui menait à la salle du montreur de Zorgs, plongea au milieu de la maigre foule. Il y eu des bruits, des cris même, mais le garçon qui se doutait bien d'où venait ce trouble ne prit même pas la peine de ralentir. Il s'attendait à être percé de flèches au moment de passer devant l'embarcadère mais il dépassa la digue sans encombre et sauta sur sa barque.

Ce n'est que plus tard, dans la solitude d'un canal secondaire du cloaque qu'il réalisa qu'il n'avait pas eu le temps de prendre ses médicaments. Il ne lui restait que le paquet perdu par l'étranger... Rageusement, le garçon défit le papier huilé pour voir ce qu'il y avait à l'intérieur.

24 février 2009

LE TITAN

"Si tu veux le voir, c'est 2 écus rouges" grinça Robert-la-Mouque, découvrant ses chicot noirâtres.
Algar Boisnoir grimaça devant l'odeur fétide qui se dégageait de la bouche du 'portier' du Singe Vert. A cette heure balbutiante de l'après-midi, le Singe Vert se nimbait d'une douce lumière réconfortante qui caressait sans mot dire le cuir et le velours de la décoration intérieure.
Les fauteuils et les canapés détendaient leurs corps fatigués avec des bâillements invisibles, mais Algar pouvait les entendre. Il aimait beaucoup l'ambiance de ce lieu de débauche lorsqu'il était fermé, et si l'odeur n'avait pas été si abominable à l'intérieur par beau temps, il y aurait volontiers passé tous ses après-midis, juste avant que les portes du soir ne s'ouvrent sur des hordes de noctambules assoiffés d'expériences sordides.
- "Hey, Robert, mon pote, me fais pas ça, allez, je te rends bien des services, tu le sais" plaida Algar.
"Y'a pas moyen, m'sieur le god'lureau, si je te laisse descendre gratis, y'a l'patron qui va m'tanner l'cuir comme si qu'j'étais un porc qu'on égorge aux Fourroirs, et t'sais comme mi qu'il en est c'pable, parole."
Algar soupira. Il savait que Robert-la-Mouque avait raison, bien sûr. Il était en partie responsable, depuis longtemps, du caractère exécrable de Zybenedine, le patron du Singe Vert.
Zybenedine était client d'Algar Boisnoir depuis une bonne dizaine d'années, et si Algar l'avait effectivement aidé pour monter son affaire, d'une certaine façon, il était responsable de la dégradation successive des humeurs de son client.
- "Humpf, et bien, je suppose que ces 2 écus rouges ne seraient de toute façon pas restés bien longtemps dans ma poche aujourd'hui"
Robert-la-Mouque eut un large sourire, et s'écartant de la porte de la cave, lui dit :
"Je vous en prie monseigneur, après vous".
L'escalier de bois était presque aussi mobile qu'un pont de singe, et la rambarde s'amusait à se décrocher de ses clous, mais Algar descendit rapidement dans la cave avec la prestance d'un chat. Robert le suivit imperturbablement, sans chercher à lui coller au train. Sachant pertinemment qu'une fois en bas, Algar serait bien en peine de se diriger sans SA lampe.
Et pourtant, celui-ci n'attendit pas Robert et sa lanterne, mais il s'enfonça sans hésiter dans un couloir sombre et suintant, se guidant probablement à l'odeur de putréfaction, ou au léger bruit au loin, ce bruit ressemblant tantôt à un bruissement de feuilles mortes, tantôt à un raclement d'ongles.
"L'patron a trouvé le tunnel presqu'par hasard" dit Robert dans son dos, répondant à une question qu'il n'avait pas posée "en voulant installer un porte-fûts encastré. Pis quand il s'est rendu compte bin qu'ça m'nait à ça, il a vu l'aubaine."
Algar secouait la tête, énervé de ce soliloque imprévu. Au-dessus de leurs têtes, il pouvait entendre le ronronnement du tunnel du Rail sous lequel ils venaient de passer. Ce souterrain était vraiment très long, et très sinueux.
"J'avoue, c'sûr qu'y a plus des zigues de ton acabit qui veulent voir c't'chose, mais ça fait son p'tit effet, hein, compère ?"
Algar n'aurait pas pu dire mieux, ils étaient arrivés à destination. Le tunnel débouchait sur une très ancienne cavité en forme de cloche, coupée en deux par un profond bras de rivière souterraine (de celles-là même qui devaient irriguer les égoûts). Le haut de la cloche était bien en briques, mais pas très bas, on n'avait pas dû penser que ça serait nécessaire.
Robert-la-Mouque accroche sa lanterne à un crochet à poulie, et fit monter la poulie au mitan de la cloche.
Algar le vit d'abord par le scintillement de ses écailles, puis enfin dans son formidable entier.
Le Saurien du Dessous. Le monstre un jour abandonné, alors pas plus grand qu'un pouce, jeté dans un trou. Le monstre qui avait grandi, grossi, en se bourrant de déchets, grandissant sans s'arrêter grâce à ce dont les autres ne voulaient plus - comme lui. Il était d'une taille si formidable, si gras, qu'il était maintenant incapable de se déplacer. Sa panse tumescente jouait à l'équilibriste sur un tapis d'os craquants qui prouvait sans conteste qu'il arrivait à améliorer son ordinaire - et qui prouvait sans conteste qu'il ne fallait pas trop s'en approcher. Les murs près de lui étaient cisaillés par le balancement lascif de ses membres qu'il était incapable de bouger, vissés au milieu de son corps déformé. Ses griffes titanesques raclaient, balancement après balancement, et produisaient un bruit qui devait pouvoir vous rendre fou.
- "Effectivement, le spectacle est d'importance" reconnut Aglar Boisnoir "mais je gage que nous rirons beaucoup plus quand j'aurais lâché ces mignons dans ses pattes" dit-il en ouvrant sa cage pleine de gros rats gris.

10 février 2009

LE CYCLOPE

Le flot d'immondices se déversa en trombe dans la nasse, empuantissant l'air. Parfois, un fragment compact remontait au milieu de l'eau noirâtre. C'était alors la tâche des gaffeurs d'accrocher le détritus solide pour le guider vers les bords où de lourdes roues de métal l'écraseraient sans effort.
- Hé, la Girouette! Combien de temps encore?
Le gamin ainsi apostrophé devait avoir douze ou treize ans, les cheveux pâles, l'air maladif des gens de la ville basse. Il était pourtant plein de vie et pirouetta avec aisance, anticipa avec agilité le mouvement d'horloge des engrenages-broyeurs et sauta sur la berge. L'échelle de fer grinça à peine quand il la grimpa. Elle menait au cœur du cloaque: le cyclope. Son œil unique brillait dans la pénombre des égouts, ses dents antiques cliquetaient sans relâche, crachant parfois un fin rouleau de parchemin.
La Girouette répéta la courte prière apprise des cycles plus tôt: tous jeunes, les enfants apprenaient à craindre le Cyclope, pourvoyeur de travail, mais aussi lié à la maladie.
- Alors, qu'est-ce qu'il dit?
La voix de Grondin, pourtant énorme, avait de la peine à percer le fracas des eaux usées. La Girouette, pas très rassuré, tendit la main vers le cylindre de métal qui pendait à la gauche de l'idole. L'œil rouge sans paupière sembla s'étrécir. Le garçon se figea. L'iris cligna. Brutalement un flot de données sortit de la bouche du Cyclope. L'enfant prit à peine le temps d'attraper ce qu'il voulait et descendit aussi vite qu'il put pour le montrer à Grondin.
- Un sablier, le Cyclope dit que la prochaine ouverture ne sera pas avant encore un sablier...
Le garçon n'attendit pas la réponse de son mentor et courut attraper une gaffe. Imperceptiblement, le niveau des immondices diminuait, siphonné par en dessous dans un gargouillis putride. La Girouette observa un instant l'intérieur de sa main: au centre de la paume, une décoloration de la taille d'un écu le grattait furieusement. C'était, il le savait, le premier stade. En relevant les yeux, il croisa le regard Grondin, de l'autre côté de la nasse. Il lui souriait béatement de toutes ses dents sauf une, une canine, perdue au jeu du Brousouf. Le gamin lui fit un signe amical et reprit le travail. Là haut, le cyclope continuait de cliqueter au rythme des besoins de la ville.