28 février 2009

LES FEUILLETS

Algar Boisnoir compulsait distraitement un traité d'alchimie dans la bibliothèque privée du Pair Delfusio Dell Amonte. Le sujet - la transmutation supposée des âmes en énergie temporelle - ne le passionnait pas du tout, mais il tentait de se donner une contenance le temps que passe la nausée que lui avait procurée l'ascension.
Afin d'atteindre les Hauts Quartiers, il était nécessaire d'emprunter une montenlaire, un vaisseau d'osier suspendu sous une énorme outre emplie d'air, qu'un système à poussée de chaleur faisait monter. Le problème étant que la technologie était toute récente, et non seulement les systèmes de poussée n'étaient pas tous de même qualité, mais les montenlairains qui les pilotaient n'étaient pas tous des plus expérimentés.
Son ascension n'avait été qu'une suite infinie lui semblait-il, de soubresauts et de brusques élévations discontinues. Il avait réussi à garder son sang-froid jusqu'ici mais il craignait que ses entrailles lui fissent défaut, et c'était exactement ce qu'il ne fallait pas faire dans les Hauts Quartiers, surtout en présence d'un Pair de Ville.

Algar sortir un mouchoir en soie de sa poche, une petite fiole à compte-gouttes de sa sacoche,
et entreprit de laisser tomber quelques gouttes de citrus mentholé sur le mouchoir.
Il s'appliqua le mouchoir sur le visage en tamponnant son cou et ses joues, et ne tarda pas à se sentir plus maître de lui-même.
Il rangeait le mouchoir dans sa poche lorsque le Pair Dell Amonte fit irruption dans la pièce,
amenant avec lui une vague odorante très entêtante, résultante de ses goûts personnels en matière de classe et de bon goût, qui faillit faire rendre gorge à Algar Boisnoir.
"Musc, musc et re-musc, sans doute" se dit-il en grimaçant un sourire poli.
- "Monsieur Boisnoir, soyez le bienvenu, je vous prie !" jeta le Pair comme on crache sur un cadavre de chien "je ne saurais que trop vous presser de conclure, j'en suis navré, mais j'ai une réception sous peu et rien n'est prêt ! Vous ne le savez sans doute pas, mais les bons domestiques aujourd'hui sont une denrée aussi rare que les rivières d'immondices sont légion !"
Algar Boisnoir bredouilla quelques vagues politesses d'usage en acquiescant, se rappellant tout à coup pour quelle autre raison il détestait venir dans les Hauts Quartiers.

Il sortit un porte document en cuir fin de sa sacoche, et commença à tendre très rapidement, les uns après les autres, des feuillets au Pair : "Voici donc le texte original, puis voici la reprise, enfin la copie de la reprise, là vous avez l'acte notarié légal de votre fait, voici ensuite une copie de la plainte, là vous devez signer ceci - c'est une formalité administrative pour l'assurance de conservation des biens, puis enfin signez ceci, ceci et ceci; enfin paraphez chaque feuillet face et dos de cet ensemble et vous serez à peu près assuré de ne plus avoir à faire au nuisible"
Le Pair essayait de suivre en attrapant au vol les papiers, mais lorsqu'Algar lui tendit le dernier groupe, le sol trembla et tous deux glissèrent sur leurs pieds.
Le Pair Dell Amonte lâcha tout pour attraper une rayonnage de bibliothèque et s'y tenir fermement, mais Algar, surpris, s'accrocha à sa sacoche et tomba les quatre fers en l'air.

- "Aha, mon vieux ! Vous voilà bien attrapé ! C'est vrai que vous ne devez pas avoir l'habitude, vous êtes nouveau ici !"
Algar fut tout autant surpris du brusque changement de ton du Pair que du fait que celui-ci ne semblait pas s'étonner du barouf incroyable qui les entourait. Il avait l'impression que la pièce entière, la tour entière tremblait sur elle-même, produisant une cohorte de sons métalliques et de grondements sourds à foison. De la poussière leur tombait sur la tête des plafonds - mais ce qui acheva d'ébouriffer Algar, ce fut lorsqu'il se rendit compte en regardant derrière l'épaule du Pair, que les fenêtres bougeaient.
Il se leva tant bien que mal, essayant de rester stable sur ses jambes, pour y voir mieux et confirmer son impression. Mais oui, une fois debout, il avait une vue plus large de la grande fenêtre derrière Dell' Amonte, et le paysage changeait, comme si la fenêtre se déplaçait, et avec elle toute la maisonnée, de la droite vers la gauche.
Dehors, le panorama changeait, et là où à devant l'on voyait les toits des Palais de la Rousse, et à gauche les cheminées de la Manufacture d'Essieux, la Manufacture se trouvait droit devant et les toits à droite.

Puis les tremblements cessèrent brusquement, dans un crissement énorme, et les bruits avec eux - bien que les oreilles d'Algar tintèrent pendant plusieurs heures après cela.
Le sourire du Pair faisait presque plaisir à voir, tant il était franc et sincère, s'il ne s'était pas moqué de lui : "Héhéhé ! Voilà une sacrée expérience, hmm ?! Mon jeune ami, vous venez d'assister au Grand Tourneboulement, un acte des plus sérieux et des plus importants de notre vie politique".
Devant l'air ébahi d'Algar, le Pair reprit : "Voyez-vous, vous ne l'avez point encore vu, car il n'arrive que tous les huit ans. Mais il a été créé il y a de cela plusieurs décennies déjà, par l'administration du Duc Faustadelle. Il avait décidé qu'il serait sain pour l'appareil politique que les Pairs se "mélangent" les uns aux autres, au-delà de leurs affinités politiques. C'est pour cela que, tous les huit années, les Hauts Quartiers tournent sur eux-même, jusqu'à interchanger tous les étages de toutes les tours. Ainsi les Pairs dans leurs habitats se mélangent régulièrement les uns aux autres, ce qui est sensé, selon le principe de départ, provoquer une saine émulsion lors de leurs échanges de bon voisinage. Mais parfois, la réalité est toute autre - qu'importe, cela fait un amusement tous les huit ans."
Algar écoutait, les bras ballants, le récit incroyable de ce nouveu fait divers que la ville lui offrait, mais ne resta pas longtemps ainsi, car le Pair lui lança ensuite : "Et bien ! Qu'attendez-vous, monsieur !? Ramassez donc ces feuillets que le travail se termine ! Et prestement, voyons !"

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