24 février 2009

LE TITAN

"Si tu veux le voir, c'est 2 écus rouges" grinça Robert-la-Mouque, découvrant ses chicot noirâtres.
Algar Boisnoir grimaça devant l'odeur fétide qui se dégageait de la bouche du 'portier' du Singe Vert. A cette heure balbutiante de l'après-midi, le Singe Vert se nimbait d'une douce lumière réconfortante qui caressait sans mot dire le cuir et le velours de la décoration intérieure.
Les fauteuils et les canapés détendaient leurs corps fatigués avec des bâillements invisibles, mais Algar pouvait les entendre. Il aimait beaucoup l'ambiance de ce lieu de débauche lorsqu'il était fermé, et si l'odeur n'avait pas été si abominable à l'intérieur par beau temps, il y aurait volontiers passé tous ses après-midis, juste avant que les portes du soir ne s'ouvrent sur des hordes de noctambules assoiffés d'expériences sordides.
- "Hey, Robert, mon pote, me fais pas ça, allez, je te rends bien des services, tu le sais" plaida Algar.
"Y'a pas moyen, m'sieur le god'lureau, si je te laisse descendre gratis, y'a l'patron qui va m'tanner l'cuir comme si qu'j'étais un porc qu'on égorge aux Fourroirs, et t'sais comme mi qu'il en est c'pable, parole."
Algar soupira. Il savait que Robert-la-Mouque avait raison, bien sûr. Il était en partie responsable, depuis longtemps, du caractère exécrable de Zybenedine, le patron du Singe Vert.
Zybenedine était client d'Algar Boisnoir depuis une bonne dizaine d'années, et si Algar l'avait effectivement aidé pour monter son affaire, d'une certaine façon, il était responsable de la dégradation successive des humeurs de son client.
- "Humpf, et bien, je suppose que ces 2 écus rouges ne seraient de toute façon pas restés bien longtemps dans ma poche aujourd'hui"
Robert-la-Mouque eut un large sourire, et s'écartant de la porte de la cave, lui dit :
"Je vous en prie monseigneur, après vous".
L'escalier de bois était presque aussi mobile qu'un pont de singe, et la rambarde s'amusait à se décrocher de ses clous, mais Algar descendit rapidement dans la cave avec la prestance d'un chat. Robert le suivit imperturbablement, sans chercher à lui coller au train. Sachant pertinemment qu'une fois en bas, Algar serait bien en peine de se diriger sans SA lampe.
Et pourtant, celui-ci n'attendit pas Robert et sa lanterne, mais il s'enfonça sans hésiter dans un couloir sombre et suintant, se guidant probablement à l'odeur de putréfaction, ou au léger bruit au loin, ce bruit ressemblant tantôt à un bruissement de feuilles mortes, tantôt à un raclement d'ongles.
"L'patron a trouvé le tunnel presqu'par hasard" dit Robert dans son dos, répondant à une question qu'il n'avait pas posée "en voulant installer un porte-fûts encastré. Pis quand il s'est rendu compte bin qu'ça m'nait à ça, il a vu l'aubaine."
Algar secouait la tête, énervé de ce soliloque imprévu. Au-dessus de leurs têtes, il pouvait entendre le ronronnement du tunnel du Rail sous lequel ils venaient de passer. Ce souterrain était vraiment très long, et très sinueux.
"J'avoue, c'sûr qu'y a plus des zigues de ton acabit qui veulent voir c't'chose, mais ça fait son p'tit effet, hein, compère ?"
Algar n'aurait pas pu dire mieux, ils étaient arrivés à destination. Le tunnel débouchait sur une très ancienne cavité en forme de cloche, coupée en deux par un profond bras de rivière souterraine (de celles-là même qui devaient irriguer les égoûts). Le haut de la cloche était bien en briques, mais pas très bas, on n'avait pas dû penser que ça serait nécessaire.
Robert-la-Mouque accroche sa lanterne à un crochet à poulie, et fit monter la poulie au mitan de la cloche.
Algar le vit d'abord par le scintillement de ses écailles, puis enfin dans son formidable entier.
Le Saurien du Dessous. Le monstre un jour abandonné, alors pas plus grand qu'un pouce, jeté dans un trou. Le monstre qui avait grandi, grossi, en se bourrant de déchets, grandissant sans s'arrêter grâce à ce dont les autres ne voulaient plus - comme lui. Il était d'une taille si formidable, si gras, qu'il était maintenant incapable de se déplacer. Sa panse tumescente jouait à l'équilibriste sur un tapis d'os craquants qui prouvait sans conteste qu'il arrivait à améliorer son ordinaire - et qui prouvait sans conteste qu'il ne fallait pas trop s'en approcher. Les murs près de lui étaient cisaillés par le balancement lascif de ses membres qu'il était incapable de bouger, vissés au milieu de son corps déformé. Ses griffes titanesques raclaient, balancement après balancement, et produisaient un bruit qui devait pouvoir vous rendre fou.
- "Effectivement, le spectacle est d'importance" reconnut Aglar Boisnoir "mais je gage que nous rirons beaucoup plus quand j'aurais lâché ces mignons dans ses pattes" dit-il en ouvrant sa cage pleine de gros rats gris.

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